Les sectes et les manipulations mentales

Interview de Jean-Marie Abgrall
Article paru dans Rouge

Une interview de Jean-Marie Abgrall


Expert-psychiatre auprès de la Cour de cassation, le docteur Jean-Marie Abgrall s'est fait reconnaître comme le meilleur spécialiste de l'analyse des manipulations mentales au sein des sectes, auxquelles il a consacré plusieurs ouvrages (1). Sa déposition au procès des adeptes de l'Eglise de scientologie fin septembre à Marseille a été de nouveau accablante pour cette secte qui défie l'Etat.

Pouvez-vous nous rappeler votre définition d'une secte ?
Jean-Marie Abgrall - C'est un groupe coercitif, totalitaire, qui utilise des techniques de contrainte et qui s'appuie sur des manoeuvres physiques ou psychologiques visant à mettre sous dépendance des individus au profit d'un manipulateur. Les thèmes idéologiques et religieux sont au service de ces manipulations et ne sont que des arguments promotionnels de vente.

A Marseille, certains médias ont repris vos propos selon lesquels la manipulation mentale concernait aussi la publicité. Qu'y a-t-il alors de spécifique dans l'activité des sectes?
Jean-Marie Abgrall - J'ai effectivement dit qu'il existait des formes de manipulation mentale dans toute société, comme par exemple la publicité. Mais il faut distinguer alors le niveau admissible de manipulation mentale de celui qui ne l'est pas.
On ne peut que dénoncer l'action d'un groupe sur un individu pour le faire rentrer dans un cadre conforme aux volontés de ce groupe, surtout lorsque la personne est privée de la possibilité de choisir et ne peut se soustraire à cette action. L'histoire est d'ailleurs pleine d'exemples de manipulations mentales, comme celles subies par les victimes des procès staliniens ou par les prisonniers américains lors de la guerre de Corée. Lorsqu'une personne est aux prises avec une secte coercitive, elle est victime de méthodes de manipulation parfaitement au point. Cela ne peut être comparé avec l'action de la publicité à laquelle on peut totalement échapper.

Les sectes cherchent-elles à accroître aujourd'hui leur pouvoir dans l'Etat et l'appareil judiciaire?
Jean-Marie Abgrall - Comme tout groupe organisé, les sectes cherchent à se développer et à faire du prosélytisme. Aucun corps d'Etat n'échappe à leur infiltration ou à l'organisation de groupes de pression. Dans toute secte la notion d'élite est importante. Les non-adeptes ne sont qu'une population inférieure qui doit être dirigée par l'élite, à savoir les adeptes. D'où la mise en place de systèmes qui visent, en recrutant à des postes-clés, à prendre le pouvoir. Ce but est clair chez certaines sectes, dans d'autres c'est en filigrane.

Quel est l'objectif de la mission interministérielle de lutte contre les sectes (MILS) dont vous êtes membre? Avez-vous le sentiment que le gouvernement cherche à combattre l'influence des sectes ou qu'il n'a pas pris conscience de la gravité du problème?
Jean-Marie Abgrall - Le but de la mission est d'observer le phénomène et de faire des propositions au gouvernement pour organiser la lutte. Le problème, c'est qu'il y a une absence de circulation de l'information entre ses différentes composantes: le conseil d'orientation, pour réfléchir et orienter l'action, le groupe opérationnel et les permanents de la mission. Le gouvernement a pris conscience du problème mais ce n'est pas une action prioritaire pour lui. Il s'est en fait déresponsabilisé en créant cette mission qui a un rôle consultatif.
../..
Vous avez été rudement attaqué en tant que psychiatre mais aussi comme adversaire des sectes par les défenseurs de l'Eglise de scientologie à Marseille. Quel type de lutte préconisez-vous aujourd'hui contre les sectes?
Jean-Marie Abgrall - A partir du moment où on dénonce le mécanisme des manipulations mentales on devient dangereux pour les sectes. Je suis particulièrement en butte à leurs attaques car j'ai écrit des livres qui permettent de décoder leurs actions néfastes; je suis également l'expert-psychiatre qui est couramment désigné par la justice dans les procès. Je suis moi-même souvent attaqué en justice par les sectes: j'en suis à ma 33e procédure! J'ai même eu à souffrir de ces attaques dans ma vie professionnelle et familiale. La lutte anti-sectes est également menée par des associations. Il y a cependant nécessité d'une réflexion spécifique qui doit avoir deux objectifs. D'abord la définition précise d'une secte sur le plan juridique, actuellement inexistante, doit définitivement échapper à toute confusion avec la pratique religieuse. Ainsi l'Eglise de scientologie n'a rien à voir avec une "religion" même si elle a le statut de groupe religieux aux Etats-Unis. Ensuite, la définition d'un délit de manipulation mentale pour déterminer à quel niveau juridique celle-ci est condamnable, afin de protéger l'individu.
Condamner par le droit l'action des sectes sera un outil contre des groupes coercitifs et hiérarchisés. Ceux-ci brassent d'énormes sommes d'argent et sont profondément antidémocratiques. Leur prétendue recherche du bonheur et de l'harmonie repose en fait sur des pratiques de soumission et d'avilissement des individus qui doivent être sévèrement punies par la loi.

Propos recueillis par notre correspondant toulonnais


1. "La Mécanique des sectes", Paris, Payot, 1996 et "les Sectes d'apocalypse", Paris, Calman-Lévy, 1999.

Autres articles: